Hard Crackers statement in French

Noel Ignatiev

Announcement

Introduction

We’re especially pleased to announce that our “Defining Hard Crackers” statement has been translated into French and published in the journal Echanges.

The translator wrote to one of our editors to say: “I have been on the website, and it’s a mine of knowledge for us here. There’s a funny thing about the “yellow vests”: most people (except shop keepers, some pensioners and of course the bosses) support them, at least morally. I think it would be vain to try to define them yet they seem a little like the people Hard Crackers is writing for, very contradictory.”

Indeed they are. We’d like to thank our French comrades for their recognition of our efforts. And, by the way, we’d welcome offers to translate the statement into other languages.

Here’s the French version:

COMMENT DÉFINIR HARD CRACKERS[1] ?

1 – La société américaine moderne est une bombe à retardement qui présente tous les symptômes d’une explosion sociale à venir à travers des violences quotidiennes de toutes sortes : enfants maltraités et victimes de sévices sexuels ; hommes qui agressent physiquement et sexuellement des femmes, d’autres hommes et ceux qui ne sont pas conformes aux modèles masculin et féminin conventionnels ; animaux maltraités ; suicides ; fusillades de rue et fusillades de masse périodiques mais fréquentes dans des lieux comme les écoles et les endroits où les gens viennent se distraire. Cette violence s’accompagne d’un sentiment d’angoisse généralisé à l’idée qu’il pourrait arriver quelque chose d’affreux à chacun d’entre nous.

2 – Cet état de choses exige une explication qui ne se résume pas à la dénonciation d’esprits tourmentés et d’âmes noires mais qui nous aide à comprendre comment font tant de gens aux prises avec leurs véritables conditions de vie ou, plus exactement, comment ils échouent à les affronter. Aux États-Unis, la société moderne fournit, plus ou moins efficacement, aux individus, aux familles et aux communautés « suffisamment » de nourriture pour vivre et de vêtements pour se couvrir. Elle ne s’en sort pas aussi bien lorsqu’il s’agit de leur fournir un logement.

3 – Certains ont de bonnes raisons de se sentir beaucoup plus mal lotis que d’autres ; d’autres pensent qu’il leur suffirait d’un mois sans salaire pour être parmi les plus mal lotis. Et ce qui ne devrait pas nous surprendre beaucoup, d’autres ont également de très bonnes raisons d’être mécontents de la vie qu’ils mènent : boulots détestables, salaires bas, patrons tyranniques, factures difficiles à payer, maladies et soins médicaux insuffisants, drogues pour toutes les occasions (y compris pour faire une overdose ou se suicider) ; gosses qui détestent leur école et que leur école semble haïr ; eau impropre à la consommation ou interdite à la baignade. Et, pour couronner le tout, sur des milliers de chaînes de télévision, des publicités vantant les bienfaits du sucre, des régimes et des médicaments de toutes sortes. C’est à vous de choisir sous quelle forme vous prenez ce poison : le câble, la fibre optique ou la télévision par satellite.

Nous admettons que bon nombre de personnes pensent qu’elles vont plutôt bien : leurs SUV sont de plus en plus sportifs, leurs résidences principales et secondaires sont de plus en plus luxueuses, leurs fonds de pension grossissent (jusqu’à ce que le marché se venge périodiquement), leurs gosses entrent dans les meilleures universités (sauf, bien entendu, lorsqu’ils sont assassinés lors d’une fusillade dans leur lycée et ne vont pas du tout l’Université). Ils s’imaginent trop souvent qu’ils vont continuer à prendre du bon temps et ils ont tendance à prêter peu (voire aucune) attention aux désastres qui s’amoncellent à l’horizon comme des ouragans sur l’Océan Atlantique. Pour le moment, notre publication n’est pas vraiment faite pour eux.

Et puis il y a les autres, peut-être la grande majorité, qui s’inquiète de savoir où l’on va. Mais, hormis ce qu’ils font au sein de leurs familles ou de leurs quartiers respectifs, ils ne croient pas pouvoir faire grand-chose pour le reste. Ils se concentrent donc sur ce qu’ils peuvent faire : prendre soin des parents, des enfants, des voisins ; aller ou non à l’église, entraîner les enfants dans un club sportif. Et ce qui est remarquable quand on en vient à la politique, c’est que des individus qui mènent une vie quotidienne à peu près identique et se comportent à peu près de la même manière au travail aient une opinion diamétralement opposée sur les hommes politiques : Trump en est un bon exemple.

Sur le terrain, la vie n’est jamais complètement déterminée par les superstructures. En dépit de tout, les individus et les groupes trouvent le moyen de vivre jour après jour, leur ingéniosité et leur générosité sont surprenantes. Ils ne font jamais ce qu’on croit qu’ils veulent faire. Ils entretiennent de vieux souvenirs et inventent de nouvelles pratiques culturelles. Ils disent une chose et en font une autre, et ce qu’ils font est souvent plus important que ce qu’ils disent.

4 – On voit bien que toutes les institutions de la société moderne font le contraire de ce qu’elles prétendent faire : les écoles répandent l’ignorance, les hôpitaux la maladie ; le système judiciaire encourage les comportements antisociaux, et ainsi de suite. Mais à l’égard de ces institutions, les gens ont des attitudes ambivalentes qui traduisent un curieux mélange de confiance et de cynisme. Au lendemain d’un désastre, ils veulent que la FEMA[2] fonctionne mais sont rarement surpris quand ce n’est pas le cas. Un de nos partisans nous a décrit ainsi la réaction d’un homme du quartier en apprenant la fermeture prochaine d’un hôpital local (ce que des activistes tentaient d’empêcher) : « Il est temps qu’ils le ferment. Rien ne me ferait aller là-bas. » Il est très possible que l’institution la plus emblématique de la société américaine actuelle soit la loterie sous toutes ses formes (PowerBall, etc.), tout le monde joue et presque personne ne gagne.

5 – Le but de Hard Crackers est de favoriser l’émergence d’une association, dans laquelle l’épanouissement de chacun serait la condition de l’épanouissement de tous, pour remplacer la société existante, dénaturée par l’organisation de la production pour la production qui s’empare subrepticement du temps de vie et de la liberté des hommes, en négligeant dédaigneusement les besoins humains, en poussant à une consommation effrénée et irréfléchie de produits pour la plupart inutiles, en imposant des vies de misère silencieuse face à l’absence de communauté humaine, une violence omniprésente, une ignorance presque délibérée des conséquences de nos actions sur le monde dans lequel nous vivons et des conséquences dévastatrices de l’hégémonie américaine.

6 – Hard Crackers fait la chronique de la vie quotidienne, à la fois pour démontrer qu’un monde meilleur est possible et pour étudier ce qui lui fait obstacle, y compris chez ceux qui doivent le construire. Hard Crackers se veut un espace où les Noirs peuvent exprimer toute l’amertume qu’ils éprouvent en raison de l’oppression prolongée qu’ils ont subie de la part des Blancs. Un espace où l’on peut entendre les Blancs qui n’apprécient pas qu’on les rende responsables de faits historiques auxquels ils ne peuvent pas avoir participé. Un espace où les femmes peuvent échanger leurs récits des mauvais traitements que les hommes leur ont infligés et de la manière dont elles ont résisté. Un espace où les hommes peuvent exprimer leurs propres frustrations à propos de ce qu’ils ont vécu au cours de ce qu’on a appelé la « guerre des sexes » et où les jeunes peuvent faire part de leur désarroi devant le monde dont ils héritent.

7 – À Hard Crackers nous ne sommes pas les seuls à être convaincus qu’il faut avoir conscience de l’existence potentielle de la « plage sous les pavés » ou de l’ « avenir que contient le présent ». Les évènements marquants qui semblent venir de nulle part ont souvent beaucoup à voir avec des évolutions antérieures qui ont sapé la volonté commune de s’accommoder de la misère qui semble si souvent la norme. Bien entendu, il est difficile de savoir ce qu’il adviendra des évènements en cours, et certains moments qui paraissent gros d’une promesse d’avenir s’avèrent de courte durée. Cependant, il semble sage d’observer soigneusement ce que les gens font vraiment dans des situations comme les catastrophes naturelles/sociales (beaucoup trop fréquentes ici) ou dans les cas où les crimes institutionnels restent impunis (comme les meurtres perpétrés par des officiers de police), puis d’évaluer les possibilités qui ne seraient pas épuisées à court terme. Il est plus facile d’identifier des actions organisées de grande envergure, mais les petites actions presque invisibles émanant d’individus ou de communautés sont aussi dignes d’attention. Cela vaut la peine d’analyser et de débattre de la signification de ces évènements. En ce qui concerne Hard Crackers, ces analyses et ces débats se feront principalement par le biais des histoires que racontent nos collaborateurs.

8 – À Hard Crackers on ne croit pas qu’une nouvelle société puisse advenir sans transformer radicalement le paysage politique – ou pour être plus précis, sans une révolution. Nous croyons en outre que la Guerre Civile américaine et la Reconstruction[3], prises comme un tout, ont été aussi révolutionnaires que d’autres périodes de l’histoire et ont eu une portée globale dont tous ceux qui recherchent un monde meilleur peuvent s’inspirer. Voici un échantillon des enseignements que nous pouvons en tirer :

• le puissant modèle de ténacité politique fourni par les abolitionnistes ;

• le défi héroïque de John Brown au Kansas et à Harper’s Ferry ;

• la solidarité exemplaire dont firent preuve les travailleurs anglais du textile en refusant de travailler avec le coton du Sud ;

• le rôle remarquable que joua l’AIT en recherchant des soutiens pour l’émancipation des esclaves ;

• la grève générale des esclaves qui fit de la Guerre Civile une guerre révolutionnaire et conduisit à la victoire du Nord ;

• l’instauration d’îlots de liberté comme le Free State de Jones[4] ;

• le vote des 13ème, 14ème et 15ème amendements à la Constitution qui ont fourni un antidote aux maux que la Constitution originelle avait sacralisés et que la Fuigitive Slave Law et la Dred Scott Decision avaient perpétués[5].

• l’instauration de gouvernements de Reconstruction dans toute la Confédération vaincue ; ces gouvernements étaient si différents des autres que W. E. B. DuBois considérait le gouvernement de Caroline du Sud comme un exemple de « dictature du prolétariat ».

À la honte éternelle de ce pays, ces grandioses expériences de liberté furent écrasées violemment et une chape réactionnaire, faite d’abord de terreur, s’étendit sur le Sud : travail forcé pour les esclaves émancipés, un système de métayage oppressant, des lois Jim Crow[6] qui entravaient sévèrement la vie des Noirs ; et le crime à peine imaginable du lynchage. Ce régime réactionnaire a régné pendant plus de soixante-dix ans jusqu’à ce que le mouvement des droits civiques en desserre l’étau. Mais le monde conçu par les ségrégationnistes projette encore son ombre sur une grande part de la vie politique du pays. Encore une fois, Trump en est un bon exemple.

Il ne suffit pas de commémorer l’histoire de l’abolition de l’esclavage, de la Guerre Civile et de la Reconstruction, ou de déplorer la sauvagerie de la réaction. Les grands personnages de cette époque (Lincoln et Douglass, Grant et Sherman, Brown et Tubman, Garrison et Phillipps) ont fait des choix et leurs actes ont hypothéqué la possibilité de prendre d’autres décisions. Nous sommes convaincus que l’une des principales tâches intellectuelles de Hard Crackers consiste à étudier ces choix et à déterminer lesquels nous paraissent bons ou mauvais, sans pour autant être absolument certains que ce que nous apprendrons nous aidera à repérer dans la confusion actuelle ce qui peut bénéficier de l’expérience acquise pendant la Guerre Civile.

9 – Hard Crackers est internationaliste. Le monde est notre pays et l’humanité toute entière nos concitoyens. Nous ne reconnaissons pas de frontières et accueillons tous ceux qui veulent venir ici.

10 – Hard Crackers est une revue politique, mais ne réfère ni à un parti ni à un programme. Hard Crackers est une revue littéraire mais pas prétentieuse, érudite mais pas académique.

11 – Actuellement, le projet de Hard Crackers se divise en trois parties : 1) la revue imprimée dont le contenu est déterminé par un comité de rédaction qui fonctionne au consensus ; 2) le site internet (http://hardcrackers.wqzzauofih-ypj689jde4l2.p.temp-site.link) qui publie des articles sur des sujets variés rentrant dans le cadre de la revue ; 3) des rencontres qui permettent aux rédacteurs et aux partisans de la revue de faire ce qu’ils souhaitent.

12 – Hard Crackers est entièrement financée par ses rédacteurs et par ses lecteurs. Il n’y a pas de prix fixe, on donne ce qu’on peut.

[1] Hard Crackers était le titre d’une chanson populaire parmi les soldats de l’Union pendant la guerre de Sécession ou guerre civile américaine (1861-1865). Il s’agissait des biscuits de ration distribués aux soldats : durs et pleins de vers, ils leur évitaient de mourir de faim.
[2] FEMA : Federal Emergency Management Agency, sorte de dispositif ORSEC américain.
[3] Suite à la Guerre de Sécession, la Reconstruction a duré de 1863 à 1877.
[4] Dans le comté de Jones au Mississipi, Newton Knight, un pauvre fermier blanc, déclara qu’il restait fidèle à l’Union et s’engagea avec ses partisans dans une guerre de guérilla avec les Confédérés. Au printemps 1864, ils renversèrent les autorités du comté et hissèrent les couleurs de l’Union sur le tribunal d’Ellisville.
[5] Fugitive Slave Act (1850) : cette loi statuait sur les modalités de capture des esclaves fugitifs et sur les modalités de leur retour à leurs propriétaires.
Dred Scott Decision (Dred Scott vs Sandford – 1857): arrêt historique de la Cour Suprême des États-Unis stipulant qu’un Noir dont les ancêtres ont été importés et vendus comme esclaves ne pouvait devenir citoyen américain et ne pouvait exercer une action en justice devant les tribunaux fédéraux, et que le gouvernement fédéral n’avait pas le pouvoir de réglementer l’esclavage dans les territoires fédéraux acquis après la création des États-Unis.
[6] Lois Jim Crow : votées en 1856, ce sont des arrêtés et des règlements qui instaurent et légalisent la ségrégation dans les états du Sud des États-Unis. Elles furent abolies en 1964 par le Civil Rights Act.

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